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Channel: Espaces Réflexifs » 08. Août 2013. C. Placial
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Anachronie et uchronie des comparaisons

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Billet initialement publié le 21 août 2013

Un des enjeux majeurs les plus stimulants de la littérature comparée est à mon sens la possibilité de travailler en diachronie, là où les études en littérature française sont bien souvent, dans l’université françaises telle qu’elle fonctionne, cantonnées à une période restreinte. Mais cette diachronie ne se limite pas à une étude de l’évolution linéaire, à une histoire qui serait une chronique. Elle permet de faire émerger des rapports entre les textes qui mettent en jeu des modes temporels extrêmement divers, et enrichissent à la fois les méthodes de l’histoire littéraire[1], et la façon même d’envisager la littérature contemporaine. Non tant dans l’idée qu’elle ne peut être expliquée que comme née d’une littérature plus ancienne. Même si c’est aussi le cas, et même si la comparaison semble plus « raisonnable », si elle explore les rapports d’engendrement, d’intertextualité, dans une perspective chronologique, se contenter de cette perspective unidirectionnelle suppose de se priver d’éclairages anachroniques producteurs de sens.

 

oiseaux - copie

 

* L’anachronie de la sérendipité

La sérendipité, c’est l’art de trouver autre chose que ce que l’on cherche – ce qui suppose une disposition d’esprit de sorte à percevoir autre chose, justement, que ce que l’on cherche. La sérendipité permet l’enrichissement de la réflexion par le rapprochement de pays éloignés, de disciplines distinctes , mais aussi d’époques différentes, sans nécessairement que le lien chronologique soit établi.

Le principe du plagiat par anticipation, tel qu’il a été développé par Pierre Bayard (voir à ce sujet le dossier de liens proposé par l’atelier de théorie littéraire de Fabula) repose en partie sur la sérendipité, du moins si l’on considère le diagnostic de plagiat par anticipation comme un effet de lecture, de réception. Si Maupassant a plagié Proust, ce n’est pas parce que Maupassant a lu Proust, mais parce que j’ai lu Proust avant Maupassant et lis Maupassant à la lumière de Proust, et sans doute aussi parce que Maupassant a eu l’intuition de la réminiscence développée ensuite par Proust. De même que l’on se sent plagié par ses auteurs préférés parce qu’ils ont déjà dit tout ce qu’on pensait par soi-même.

Et de fait c’est souvent ainsi que fonctionne la comparaison. Lorsqu’il faut concevoir un corpus comparatiste pour un cours, la genèse des associations d’œuvres ne se fait pas en seule vertu d’une histoire linéaire, d’un déterminisme qui se fonde sur l’engendrement d’une œuvre postérieure au contact de des œuvres antérieures[2]. Le point de départ peut parfaitement être l’œuvre la plus récente, lue à la lumière des œuvres plus anciennes. Et si la sérendipité est en jeu ici, c’est en ce que les liens qui permettent le rapprochements de textes d’époques différentes n’est pas intrinsèque au texte ; il ressort largement d’un effet de lecture relatif à la personne qui construit le corpus.

En d’autres termes, les raisons de la comparaisons sont en partie subjective.

Cela n’invalide aucunement le comparatisme, si tant est que la réflexion sur la façon de construire un corpus, par recours à sa bibliothèque personnelle, à ses goûts, aux rapprochements construits en fonction de tel ou tel angle d’approche (c’est-à-dire, une construction assez largement redevable au hasard des lectures) permet une réflexion sur les mécanismes mêmes des lectures.

S’interroger sur ses propres raisons des comparaisons que l’on propose relève en ce sens d’une démarche réflexive, et débouche non tant à l’analyse de rapports intertextuels avérés, inscrits dans une chronologie linéaire, qu’à la mise en évidence de dynamiques de lectures qui dépassent l’inscription des textes dans une époque donnée – s’il y a alors une chronologie déterminante, c’est celles des lectures.

* Relatives chronologies. De l’utilité d’une démarche historique.

Qu’il n’y a pas de chronologie absolue qui fonde la légitimité des comparaisons littéraires, les théoriciens postmodernes s’appliquent à l’illustrer – à raison, à mon sens. Ce qui ne signifie pas pour autant que toute chronologie soit caduque. Et tout paradoxal que cela puisse sembler, la démarche de Pierre Bayard dans Le Plagiat par anticipation et celle de l’Histoire des Traductions en Langues françaises (mettre un lien)

(qui quant à elle se fonde sur une perception chronologique et une recherche de périodisations) ont un résultat commun, dans une certaine mesure : la chronologie ne suppose pas un déterminisme historique qui s’exprime, dans les œuvres littéraires (et dans leurs traductions) par une évolution linéaire et continue.

Le paradoxe étant ici que la remise en cause de l’évolution linéaire suppose tout de même une connaissance de la chronologie qui permette de fonder le doute.

C’était une des conclusions que me permettaient les recherches menées pour ma thèse, qui portait sur l’histoire des traductions françaises du Cantique des cantiques. J’avais constitué une base de donnée dans laquelle étaient consignées sur les deux cent cinquante traductions du corpus des données éditoriales, des données formelles (traduction en vers ? en prose ? et formes intermédiares), des données sur l’appartenance confessionnelle des traducteurs, des extraits, etc. Si certains phénomènes semblaient ressortir d’une adéquation aux habitudes traductives et littéraires de leur époque (ainsi l’adoption du vouvoiement, là où les textes hébreu et latin utilisent la deuxième personne du singulier, est-elle précisément circonscrite dans le temps), d’autres ne permettaient pas la détermination d’une évolution linéaire probante (même si globalement on observe pour ce texte une diversification des solutions lexicales comme formelles depuis la deuxième moitié du XIXème siècle). Par ailleurs d’autres facteurs que celui de l’époque de traduction sont déterminants. L’appartenance confessionnelle détermine davantage le choix de la traduction de l’hébreu shoshannah par « lis » ou par « rose » que l’époque. Le contexte éditorial, notamment le fait que la traduction soit publiée ou non dans une édition intégrale de la Bible, influe davantage que l’époque sur le choix d’une traduction versifiée (aucune traduction en vers régulier dans les Bibles intégrales !)

Non seulement l’inscription dans une chronologie n’est qu’un facteur parmi d’autre (et ne saurait ainsi fonder un déterminisme plus important que les autres), mais les œuvres traductives, comme les œuvres littéraires, procédant d’un sujet écrivant, elles sont très difficilement réductibles à leur époque. Si statistiquement des tendances peuvent, sur tel ou tel point, se donner à lire, il n’en reste pas moins qu’à l’échelle individuelle bien des exemples résistent à la rationalisation.

Ceci pour dire qu’un des intérêts d’une construction diachronique des corpus comparatiste, incluant des œuvres anciennes, c’est de pouvoir précisément questionner la pertinence d’une histoire littéraire linéaire. Loin de se réduire à une vision patrimoniale de la littérature ancienne (qu’elle soit antique, médiévale, classique…) la diachronie permet d’interroger, non les déterminisme historique, mais les effets de lectures et les points de rencontres inattendus entre textes anciens et textes récents.

* La traduction comme uchronie

Et j’en reviens à la traduction. La traduction : voilà un point de rencontre entre les textes anciens et les textes récents. La littérature étrangère nous est accessible par la traduction ; la multiplication des traductions rend sensible l’étendue des lectures diverses que l’on peut faire d’un même texte (insérer lien billet précédent). Mais c’est également un point de contact entre époques.

De quelle époque est la traduction que Frédéric Barbier donne des sonnets de Shakespeare ?

My mistress’ eyes are nothing like the sun;
Coral is far more red than her lips’ red;
If snow be white, why then her breasts are dun;
If hairs be wires, black wires grow on her head.
I have seen roses damask’d, red and white,
But no such roses see I in her cheeks;
And in some perfumes is there more delight
Than in the breath that from my mistress reeks.

I love to hear her speak, yet well I know
That music hath a far more pleasing sound;
I grant I never saw a goddess go;
My mistress, when she walks, treads on the ground:
And yet, by heaven, I think my love as rare
As any she belied with false compare.les yeux de mon amour n’ont rien du soleil

le corail rouge est plus rouge que ses lèvres

si la neige est blanche sa poitrine est sale

les cheveux des fils des fils noirs sur sa tête

j’ai vu des roses damassées rouges blanches

mais aucune rose je n’ai vu sur ses joues

et je connais tant de parfums plus subtils

que l’haleine puante de mon amour

j’aime l’entendre parler mais je sais

que le son de la musique plaît davantage

j’avoue n’avoir jamais vu de déesse aller

et mon amour piétine plus qu’elle ne marche

 

mais je crois mon amour aussi rare que celles

qui trichent sous de trompeuses comparaisons

Le texte anglais, ici en orthographe modernisée, est publié en 1609. La traduction de Boyer, publiée en 2010, suit le texte traduit de quatre cents ans. Le texte de Shakespeare, d’un point de vue rhétorique, est de son époque. L’anglais est celui de 1609, et le procédé du contre-blason est sans doute dirigé ironiquement contre les comparaisons traditionnelles telles qu’on en lit chez Spenser quelques années plus tôt. De quelle époque est le sonnet traduit par Barbier ? L’absence de ponctuation, de majuscule en début de vers, ne sont pas contemporains de Shakespeare, ils sont postérieurs à Apollinaire. Pour autant tout y est. Avec Barbier, Shakespeare est notre contemporain – on peut débattre de l’opportunité des choix de ponctuation de Barbier, reste que cette traduction a le mérite de démontrer l’atemporalité de la traduction, la mise en contact anachronique d’un texte de 1609 et d’une langue, et d’une littérature, de 2010.

D’où la monstruosité des traductions rédigées dans un état de langue ancien. Certes tout aussi monstrueuse est la traduction des œuvres anciennes en français contemporain – monstrueuse car uchronique. Mais du moins la langue dans ce cas est utilisée comme l’est la langue utilisée par les écrivains contemporains, avec ceci de spécifique qu’elle est pliée aux besoins d’un texte autre, aux structures, au propos d’un autre temps, d’un autre système de références. Mais les traductions en ancien français sont une fiction : l’ancien français tel que nous le reconstituons est, précisément, une reconstitution, ce n’est pas une langue tel que le sujet traducteur s’en saisit.

Pour autant ces reconstitutions ne manquent pas d’intérêt herméneutique, en ce qu’elles révèlent de l’idée que les traducteurs se font de la langue. Il y a dans le deuxième tome des Petits traités de Pascal Quignard de très belles pages sur Littré, auteur d’une traduction de l’Iliade en français du XIIIème siècle :

Quand le 1er juillet 1847 parut la traduction d’Homère, dans la Revue des Deux Mondes, il souffrit du peu d’écho qu’elle suscita. Que pas un ne le pressât de la mener à terme. La préface est très ferme dans le dessein qu’elle expose : « J’ai mis avec une sorte de passion une sorte de verve à la translation d’un chant d’Homère en langue du treizième siècle. La langue antique n’est nullement le patois grossier et informe qu’on prétendait. Si sa vêture est simple, ce n’est pas de haillons que la nudité est couverte. Les mots sont comme les insectes qui, se dépouillant de la chrysalide, tiennent à la fois de leur état ancien et de leur état nouveau. »

C’est cette muse qui est la vérité du dictionnaire. La langue fut à ses yeux la seule transchronie. Elle est le seul rapprochement : elle est le regret.

*

Je romps quelques vers çà et là du chant premier de l’Iliade. J’y mêle les fragments de sa vie que j’emprunte à la biographie de Rey car c’est un même enfer. C’est une même curée..

*

« Chante l’ire, ô déesse, d’Achille fil Pelée,

Greveuse et qui douloir fit Grece la louée

Et choir ens en enfer mainte âme desevrée,

Baillant le cors as chiens et oiseaux en curée.[3]

L’image que Quignard donne de Littré – là aussi, Quignard reconstitue, à partir de textes, d’une biographie, la figure d’un Littré « dès l’enfance malade de la mort » et faisant de la fixation de la langue française le moyen d’une résistance au temps qui entraîne à l’abîme.

Quignard écrit :

Il usa de détours. Panneau qu’il tendit à la langue. Filets dont il enveloppa sa peur comme des lacs de langues non vivantes. Langues dont le lexique est clos. Blocs surannés et systématiques que le sens paraît transir de part en part parce qu’il ne s’y renouvelle plus. Archives d’une ancienne et totale effusion que l’on peut déchiffrer à l’instar d’une trace fossile prise dans la pierre. Époques du temps devenues autonomes, si péries et si silencieuses qu’elles ne paraissent plus appartenir au temps mais au plus lointain de l’espace. La terre totale que l’on peut recouvrer au bout des mers fut le pays d’un dictionnaire. Contrée anachronique, insulaire, et que l’on peut gagner à condition de demeurer dans ce recès et ce silence. Il y eut deux aveux de ce rêve : ce furent deux voyages dans l’île. Ce furent deux traductions d’Homère, et de Dante, dans des langues feintes mimant des textes datant du XIIIème  siècle et du XIVème siècle. Ces langues furent des petits galions à voile carrée qu’il avait armés seul.

Le paradoxe d’une traduction telle que celle que Littré fait d’Homère, et plus encore de celle qu’il fait de Dante parce qu’il tente de traduire le texte médiéval dans l’état contemporain de la langue française, c’est qu’à tenter de rapprocher, d’identifier les époques du texte traduit et de la traduction, fictivement médiévale, il tombe lui aussi dans une forme d’uchronie. Sa traduction n’est pas plus du XIVème siècle qu’elle n’est du XIXème siècle. En revanche elle révèle le rêve d’une langue permanente, d’une langue, elle aussi, sinon anachronique, du moins uchronique, permanente, essentialisable non périssable.

C’est illusion. Les langues, comme nous, meurent, même si plus lentement. Mais le moyen de vivifier continuellement les œuvres, n’est-ce pas de toujours traduire, dans l’état momentané de notre langue ? qui reflète l’état momentané, relatif, circonscrit dans l’espace et le temps, du sujet que nous somme ?


[1] D’autant que la littérature comparée est souvent, du moins en premier cycle d’université, la discipline permettant l’étude des grands classiques de la littérature mondiale ; des cours de « littérature européenne » sont confiés aux comparatistes, etc.

[2] Encore que c’est parfois tout de même le cas, même avec la meilleure volonté postmoderne du monde. Je proposerai l’an prochain un cours sur « Le Moyen âge d’Italo Calvino » : je suis certes partie des œuvres contemporaines que je voulais étudier, à savoir essentiellement Le chevalier inexistant et dans une moindre mesure, Les Villes invisibles ; en les rapprochant dans le corpus de leurs hypotextes médiévaux, c’est une lecture chronologique qui se dessine, avec pour objectif pédagogique, entre autres, de construire une réflexion sur les modalités des réécritures. Cependant la lecture des extraits de la Chanson de Roland et du Devisement du monde sera-t-elle bien chronologique ? Sans doute non puisque nous lirons les œuvres médiévales à la lumière de Calvino, et je ne les aurais sans doute jamais mises au programme si je n’avais voulu travailler sur un de mes auteurs italiens de prédilection.

[3] Pascal Quignard, Petits traités II, p. 527 sq dans l’édition Folio Gallimard

 


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